Weblog de Joël Riou

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K. P. Yeshoda au Centre Mandapa

2016-05-27 11:15+0200 (Orsay) — Culture — Danse — Danses indiennes — Culture indienne

Centre Mandapa — 2016-05-03

K. P. Yeshoda, bharatanatyam

Nataranjali (chorégraphie de VP Dhananjayan)

Shri Cakraraja (Ragamalika)

Varnam “Svami ni manam irangi” (Adi Tala, Ranjani Raga, composition de Papanasam Siva, chorégraphie de Rukmini Devi Arundale)

Jagan Mohanane Krishna (Ragamalika, Adi Tala, composition de Purandaradasa, chorégraphie de Krishnaveni Lakshmanan)

Padam (Raga Ahari, Mishra Chapu)

Javali “Yera Rara...” (Adi Tala)

Thillana (Adi Tala)

La danseuse K. P. Yeshoda est pour ainsi dire inconnue du Grand Oracle Omniscient. Avant la date de son récital, je n'avais trouvé que cette vidéo qui ne m'incitait pas particulièrement à fuir. N'escomptant pas de très grandes émotions de la part de danseurs formés dans le style Kalakshetra (une école située près de Chennai), à part la curiosité, je n'avais aucune raison particulière de venir, mais si même moi, je ne venais pas, qui donc viendrait au Centre Mandapa ? Effectivement, très peu de spectateurs sont venus assister au récital de bharatanatyam de K. P. Yeshoda au Centre Mandapa. Sa tante Katherine Kunhiraman, veuve du danseur de kathakali K. P. Kunhiraman, était présente.

J'ai écrit ici beaucoup de mal (et pensé encore plus) à propos de Kalakshetra, de l'institution, de son discours, et dans une certaine mesure du style de cette école (dans la danse pure et surtout dans l'Abhinaya). Pour ce qui est des aspects purement artistiques, mon opinion négative résulte de mon expérience de spectateur avec un certain nombre d'interprètes de ce style. Mon opinion serait sans doute un peu différente si je n'avais vu que des interprètes ayant les qualités de K. P. Yeshoda. Elle fait preuve d'une très belle technique Kalakshetra. Tout est propre dans ses mouvements. Rien ne semble exagéré. Cela reste néanmoins de la technique Kalakshetra. Ainsi, je continue à être perturbé par la façon peu naturelle dont les yeux se dirigent vers la main tendue sur le côté sans vraiment la regarder (mettez-vous debout, tendez vos bras sur les côtés à la hauteur des épaules, essayez de regarder votre main droite en gardant la tête parfaitement droite, fermez l'œil droit : en principe vous ne voyez plus la main droite, n'est-ce pas ?). Ce récital ne m'a pas fait devenir un admirateur du style Kalakshetra, mais au moins, au cours de ce récital, quand il m'a semblé observer des choses étranges ou perturbantes dans la danse pure, je n'ai eu aucun doute : il s'agissait de caractéristiques du style Kalakshetra et non d'erreurs techniques de la part de la danseuse. Tout au plus, la danseuse restait parfois en demi-plié là où la chorégraphie demandait vraisemblablement de descendre en grand plié. Toutefois, en matière d'Abhinaya, si l'interprétation est plus qu'honnête et très sincère, on reste toujours dans le carcan émotionnel du style Kalakshetra : il n'y a rien qui puisse véritablement m'émouvoir et dans toutes les pièces, de nombreuses phrases seront répétées à l'identique par la danseuse.

Après un Shloka et une composition musicale dédiés à Ganesh, la danseuse a commencé son récital par une offrande dansée intitulée Nataranjali. La chorégraphie évoque Shiva. Elle met particulièrement en valeur la Lune et la rivière Ganga s'écoulant de ses cheveux. Il s'agit cependant principalement d'une pièce de danse pure dans laquelle la danseuse utilise de très beaux phrasés dans ses mouvements lents, une capacité rarement observée dans le style Kalakshetra. Dans ses Tattu Muttu (frappes de pieds accompagnant le texte chanté), elle utilise la technique de son école selon laquelle le genou droit est devant (pied parallèle) tandis que le genou gauche est sur le côté (en dehors).

La danseuse a chorégraphié elle-même la pièce suivante Shri Cakraraja qui rend hommage à la Déesse, qui porte le disque, et qui est aussi la Déesse de la connaissance et des arts. La chorégraphie évoque ainsi les quatre Vedas, la musique et la danse, en représentant la Déesse comme épouse de Nataraja. L'hommage à la Déesse est suggéré par le rituel de l'offrande de feu associée au jeu des tambours et des hautbois. Sur son nom de Kameshwari, la chorégraphie évoque le dieu de l'Amour Kamadeva. Après une expression du dégoût (je n'ai pas saisi le contexte), la pièce se termine dans l'apaisement.

La pièce principale du récital est un Varnam chorégraphié par Rukmini Devi. Le premier jati intervient sans aucune introduction. La chorégraphie (qui se répète encore à l'identique) évoque ensuite Muruga en utilisant les mudras caractéristiques de ce fils de Shiva (Shikhara et Trishula). Les sections expressives suivantes montreront l'héroïne souffrant de la séparation de celui dont la monture est le paon. À la toute fin, l'héroïne dit simplement à Muruga : Viens !.

La pièce suivante Jagan Mohanane Krishna était déjà au programmme de Hiruthiga Vigithan en octobre dernier. La chorégraphie évoque les avatars de Vishnu. Deux épisodes sont particulièrement développés. Le premier montre Vamana, le Nain (cinquième avatar de Vishnu), qui parvient à vaincre Bali par la ruse. Il est en effet venu demander au roi démonique un terrain qu'il pourrait délimiter en trois pas, ce que Bali accepte, puisque Vamana est un nain... Ce nombre de pas était suffisant à Vishnu pour parcourir les trois mondes et enfoncer Bali dans le monde souterrain en lui marchant sur la tête lors du troisième pas. La chorégraphie ne représente me semble-t-il que les deux premiers pas de Vishnu. Ce qui est très dommageable à la présentation est que la séquence dans laquelle la danseuse représente ces deux pas est répétée à l'identique... L'autre épisode est celui du barattage de la mer de lait dont je me souviens particulièrement du rôle du serpent Vasuki.

La danseuse interprète ensuite un Padam en langue malayalam de Maharaja Swati Tirunal, chorégraphié par la danseuse. L'héroïne attend son bien aimé. Elle se remémore un passé heureux. Touchée par les flèches de Kamadeva, elle brûle d'amour pour Padmanabha (Vishnu) : la lumière la fait souffrir. Elle se prépare pour lui : elle prend un bain, choisit les meilleurs vêtements, etc, pour finalement aller au temple.

Le programme se poursuit avec le même Javali qu'avait dansé Hiruthiga Vigithan. La pièce me semble encore une fois très répétitive, et l'atmosphère caractéristique de ce type de danse est malheureusement absente. Le contenu érotique des Javali et le contexte de leur composition (qui fait l'objet d'un beau chapitre dans le livre Unfinished gestures de Davesh Soneji) va tellement contre les principes moraux promus par l'idéologie Kalakshetra que je ne parviens pas à comprendre pourquoi les Javali figurent au répertoire transmis par cette institution...

Le récital s'est conclu par un Tillana utilisant de façon très progressive les trois vitesses d'exécution des mouvements. La partie linguistique de la composition est un hommage à Rukmini Devi, fondatrice de Kalakshetra. La partie expressive correspondante était assez peu lisible : je n'ai compris qu'il était question d'elle que parce que son nom était prononcé à la fin du poème.

Ce billet s'est transformé en cours de rédaction en une critique du style Kalakshetra. Je voudrais cependant réaffirmer la sincérité et la qualité du travail de K. P. Yeshoda. Bien davantage que d'autres élèves de Kalakshetra que j'ai vues, c'est une excellente ambassadrice du style de cette école. Son récital met ainsi en lumière de façon éclatante les caractéristiques de ce style, qu'elles soient positives ou négatives à mes yeux...

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Le festival de danses indiennes “Mouvements émouvants” 2016

2016-05-22 19:20+0200 (Orsay) — Culture — Danse — Danses indiennes — Culture indienne

Au cours de la semaine du 18 au 24 avril s'est tenue la deuxième édition du festival de danses classiques indiennes “Mouvements émouvants” organisé par la danseuse odissi Mahina Khanum. L'événement a pris des proportions plus importantes que lors de la première édition. On a retrouvé les stages d'initiation aux différentes danses classiques indiennes. J'ai participé à ceux de mohiniattam, sattriya et odissi. La durée de chaque stage a été rallongée à 1h30, ce qui permet d'entrer un peu plus en détail dans les particularités de chaque style. J'ai aussi participé au stage d'initiation à la musique carnatique avec la magnifique chanteuse Bhavana Pradyumna que j'avais déjà eu le plaisir d'entendre lors du récital de Renjith & Vijna au Musée Guimet (et entretemps, j'ai eu le privilège d'être accompagné par son chant pour danser une pièce de bharatanatyam lors d'un récital d'élèves de ma professeur Jyotika Rao).

Au programme, il y eut aussi une visite commentée du Musée Guimet et une projection du film L'œil au-dessus du puits de Johan Van Der Keuken, auxquelles je n'ai pu assister. La plus grande nouveauté de cette édition a été la journée d'études à l'auditorium de l'Inalco le 18 avril. Il s'agissait de retracer l'histoire de la pratique des danses indiennes en France. Il a été fait mention à plusieurs reprises des servantes des dieux ou devadasis — une troupe de bayadères fit une tournée en Europe dans les années 1830, provoquant parfois la déception des spectateurs européens qui préféraient voir les imitations orientalisantes de quelque danseuse classique comme Fanny Elssler ou Marie Taglioni plutôt que les authentiques danseuses indiennes — mais ce n'était pas le sujet de cette journée qui mettait résolûment l'accent sur les pratiques des danses indiennes par des Françaises (ou plus généralement des Européennes), la pionnière étant Simkie (Simone Barbier). Avant Simkie, mais bien après les nombreux ballets romantiques sur les thèmes indiens (le plus célèbre étant La Bayadère de Marius Petipa), d'autres danseuses avaient tenté de construire leur propre style de danse à partir de diverses sources, comme des sculptures. Certaines d'entre elles n'ont apparemment pas été sans influence sur le développement de la danse moderne en Europe dans la première moitié du XXe siècle. Plusieurs figures furent évoquées par Tiziana Leucci, Irene López Arnáiz et Ananda Ceballos : Nyota Inyoka, Djemil Anik, Mata-Hari, Tórtola Valencia, etc.

Simkie a été la première Française à aller en Inde apprendre la danse indienne et à danser avec Uday Shankar (voir le film Simkie Paris-Delhi qui a été projeté à la fin de la journée), mais elle accepta de prendre Amala Devi comme élève et celle-ci enseigna par la suite le bharatanatyam à Paris pendant longtemps.

Les moments les plus intéressants et émouvants de la journée ont été à mon avis ceux pendant lesquels se sont exprimées plusieurs générations d'artistes non universitaires ayant fait de longs séjours en Inde pour y apprendre la danse classique auprès de maîtres de danse. Si le style kathakali a été évoqué par Milena Salvini qui était représentée par sa fille Isabelle Anna, il a surtout été question du bharatanatyam. Lors d'une session de la conférence, Malavika, Maïtreyi et Kalpana ont évoqué leurs parcours. Il était particulièrement émouvant d'entendre la doyenne Malavika raconter le sien, notamment auprès de son premier maître Kanchipuram Elappa Mudaliyar, et ses premières rencontres avec Padma Subrahmanyam. Beaucoup de membres de l'assistance, moi y compris, ont découvert Maïtreyi, délicieusement pince-sans-rire.

Kalpana et Maïtreyi, ainsi que Tiziana Leucci, ont eu pour guru Muthuswamy Pillai. La génération suivante a été représentée par Ofra Hoffman qui est disciple de son fils Selvam. Dans les interventions de Tiziana Leucci, Maïtreyi et Ofra Hoffman, il fut particulièrement question de la douloureuse transformation sociologique de la pratique et de la transmission du bharatanatyam au cours du XXe siècle, bref de l'appropriation culturelle de cette danse autrefois réservée aux devadasis par les respectables Indiens de bonne famille et du rôle particulier qu'a joué l'institution Kalakshetra de Chennai dans ce processus et dans la falsification de l'histoire qui y est associée ; on pourra par exemple visionner le film de propagande Kalakshetra: where dance is worship. Pour plus de détails, lire notamment les livres Bharatanatyam: a reader et surtout Unfinished gestures de Davesh Soneji (dont le registre de langue très soutenu en anglais est charmant).

Mouvements émouvants
Tarikavalli (bharatanatyam), Isabelle Anna (kathak), Mahina Khanum (odissi), Karunakaran (kathakali), Meena Kanakabati (sattriya), Lila (mohiniattam)

Salle Adyar — 2016-04-22

Meena Kanakabati, sattriya

Karunakaran, kathakali

Isabelle Anna, kathak

Tarikavalli, bharatanatyam

Mahina Khanum, odissi

Lila, mohiniattam

Tarikavalli (bharatanatyam)
Tarikavalli (bharatanatyam)

Le spectacle du festival “Mouvements émouvants” s'est tenu dans la belle salle Adyar que je découvrais. La première danseuse à monter sur scène a été Tarikavalli, qui a peut-être été choisie cette année parce qu'en tant que disciple d'Amala Devi, elle-même élève de Simkie, elle faisait le lien avec cette pionnère de la pratique des danses indiennes en France. Lors de la première édition du festival, la performance de Kalpana en bharatanatyam avait été irréprochable et l'art de l'expression y avait été très fin et habité : sa conception du personnage féminin y était cependant trop différente de la mienne pour que j'y souscrivisse entièrement. Cette année, la prestation de Tarikavalli m'a malheureusement semblé un cran en dessous, et pas au même niveau d'excellence que ce qu'ont proposé les autres interprètes. Elle a commencé par danser un Alarippu. Quand cela a été annoncé, j'ai espéré un instant qu'il s'agisse de celui à 9+4=13 temps (Sankirna-jâtî Triputa Tala) chorégraphié par son dernier maître US Krishna Rao (une chorégraphie que le montage de cette vidéo ne permet pas vraiment d'apprécier). En fait, il s'est agi du classiquissime Alarippu à trois temps que tous les apprentis danseurs de bharatanatyam rencontrent à un moment ou à un autre. Il y avait des choses intéressantes dans cette version, notamment l'utilisation de l'espace, les proportions des mouvements par rapport au sol étant plus grandes qu'il n'est donné à voir habituellement. Le travail sur les mouvements d'épaules et du regard étaient également très précis, quoique le port de tête paraisse souvent un peu crispé à cause de mouvements du cou un peu trop vers l'arrière. En revanche, j'ai été gêné par le fait que la danse ne collait pas toujours très bien à la musique : il m'a semblé que la danseuse était souvent en avance sur le rythme. Par ailleurs, mais c'est beaucoup plus subjectif, il est des styles à l'intérieur du bharatanatyam que j'apprécie davantage que d'autres. Dans l'Alarippu particulièrement, je n'aime pas la façon de faire des danseurs formés au style Kalakshetra : certains de leurs mouvements me semblent exagérés. Le style Pandanallur que pratique Tarikavalli est celui à partir duquel le style Kalakshetra s'est développé. Dans la danse de Tarikavalli, certains mouvements que je trouve déjà exagérés dans le style Kalakshetra sont amplifiés encore davantage. Ainsi, à plusieurs reprises, la danseuse se penche énormément vers l'avant, ce qui fait que dans la troisième grande partie de l'Alarippu, elle se retrouve littéralement à balayer le sol avec sa main. Plus l'amplitude des mouvements est grande, plus la difficulté de la danse augmente, mais dans le cas présent, cela n'ajoute aucun agrément supplémentaire à mes yeux, bien au contraire.

La deuxième pièce interprétée par Tarikavalli alternait séquences de danse pure et passages évoquant les divinités (que ces passages soient accompagnés d'un Shloka ou d'un texte chanté ou prononcé en rythme). La présentation enregistrée de cette pièce était malheureusement inaudible, et donc incompréhensible. Le Shloka évoquait semble-t-il les arts et la connaissance, en représentant l'écriture, la musique (avec la vînâ), la sculpture et la danse. Sur le mot Keshava (le Chevelu), la danseuse représentait la flûte de Krishna. Les parties expressives étaient plutôt convaincantes, mais ce type de pièce et cette interprétation en reste malheureusement au niveau de l'évocation des dieux. La danse pure ne m'a pas convaincu, la danseuse y semblant en difficulté. Le rythme marqué par les pieds ne m'a pas paru très net pendant les séquences de Tattu Muttu qui récapitulent le texte chanté en combinant des mouvements signifiants du haut du corps et des frappes de pieds.

Mahina Khanum (odissi)
Mahina Khanum (odissi)

Les deux pièces dansées par Mahina Khanum ont été à mon goût le point culminant du spectacle. La première pièce de danse odissi qu'elle a interprétée a été le quatrième Ashtapadi Candanacarcita (चन्दनचर्चित) extrait du Gîta-Govinda de Jayadeva. Le thème est plus léger que celui de Yahi Madhava qu'elle avait magnifiquement bien interprété l'année dernière. Les gopis, amoureuses de Krishna, se souviennent des bons moments passés avec lui. Elles décrivent amoureusement le bouvier joueur de flûte dont le corps est enduit de pâte de santal et agrémenté de bracelets, d'une ceinture, etc. L'atmosphère joyeuse est rehaussée par de nombreux mouvements de danse s'appuyant sur le rythme et utilisant des frappes de pieds. Les postures de la danseuse mettent en valeur ses qualités techniques ; par exemple, sa façon de poser le pied en demi-pointe (et pas à moitié, si j'ose dire) est remarquable. L'interprétation est subtile et raffinée ; il n'y avait ainsi aucune vulgarité dans la description d'une gopi à la généreuse poitrine.

La deuxième pièce qu'elle a interprétée est un Shankara Pallavi, une pièce de danse pure dont la musique est dans le Raga Shankara. Cette composition est très développée et me semble utiliser une très large palette d'enchaînements techniques alliant une précision dans les mouvements de pieds à l'élégance du haut du corps. Dans certaines positions utilisant la posture courbe Tribhang, je retiens notamment l'alternance entre l'en-dehors et l'en-dedans dans l'ouverture de la jambe. Certains mouvements étaient aussi exécutés dans la position plus carrée Chowk, qui était parfois utilisée pour des pirouettes. D'un point de vue rythmique, la composition a comporté des passages utilisant des subdivisions du temps en trois plutôt que deux ou quatre. Une superbe pièce de danse pure !

Bravo à Mahina Khanum pour avoir fait preuve d'autant de qualités, autant dans ses interprétations impeccables de ces deux pièces de danses que dans l'organisation de tout ce festival !

Isabelle Anna (kathak)
Isabelle Anna (kathak)

J'apprécie beaucoup le travail d'Isabelle Anna que j'avais déjà eu l'occasion de voir danser au Musée Guimet il y a quatre ans. La première composition (semble-t-il en Tintal), un poème d'amour dans lequel on pouvait effectivement entendre le mot Mohabat : Un mot d'amour est peu de choses si tu le gardes secret.. Elle alterne séquences expressives et passages de danse pure. La première séquence expressive représente des jeux amoureux secrets. Dans la deuxième, l'héroïne est frappée par des flèches d'amour. Dans la troisième, elle prononce ces mots d'amour. Cette pièce met aussi beaucoup en valeur les aspects techniques de la danse kathak, notamment des frappes de pieds extrêmement rapides.

Sa deuxième pièce, dans le style moghol, est présentée comme un triple hommage au sultan qui pourrait être dansé par trois interprètes différentes, mais qui est ici évidemment représenté par une interprète unique, assimilée à la favorite du sultan qui comparerait notamment la beauté du sultan à celle de la Nature. Les passages de danse expressive sont malheureusement trop brefs pour pouvoir être véritablement appréciés. J'avoue même n'avoir pas complètement compris le chapitrage de la pièce, l'aspect triple de l'hommage au sultan n'étant pas tout à fait évident. J'ai bien distingué parfois le Salam adressé par la favorite au sultan, mais ce n'est pas l'Abhinaya que je retiendrai de cette performance, la pièce utilisant la danse pure dans de bien plus grandes proportions.

Si je reste un peu sur ma faim du point de vue du côté expressif de la danse, dont Isabelle Anna est une des très rares interprètes de kathak ayant réussi à m'émouvoir par ce moyen, je retiendrai surtout la qualité de sa performance dans la technique du kathak.

Meena Kanakabati (sattriya)
Meena Kanakabati (sattriya)

Lors de la première édition du festival, ma plus grande découverte avait été celle du style sattriya pendant la performance de Soazic Lelan. L'été dernier, à Delhi, au IGNCA, j'ai pu assister à une projection du film d'Emmanuelle Petit Dans les brumes de Majuli commentée par Sunil Kothari et suivi d'une démonstration par Bhabananda Barbayan et sa disciple Gargi Goswami (dont on peut voir des extraits dans cette vidéo). Ce style est pour moi d'une beauté quasiment insoutenable. J'étais donc très heureux que ce style soit à nouveau représenté par Meena Kanakabati, qui est une disciple de Bhabananda Barbayan.

J'ai été très ému par la première pièce qu'elle a dansée, puisque je retrouvais l'émerveillement que me procure ce style de danse, malgré les légères difficultés qu'éprouvait la danseuse pour rester en rythme. En effet, Meena Kanakabati est sourde. Elle ne perçoit que certaines vibrations. Cette première chorégraphie évoquait les mouvements du paon. Le caractère délicat et aérien de cette pièce fait qu'elle y avait de moins bons repères rythmiques. Je me suis donc davantage concentré sur les mouvements élégants du haut du corps. Il m'a semblé que dans cette chorégraphie, le regard précédait les mouvements de mains qui alternaient entre les mudras Hamsasya et Alapadma. La façon dont la main s'ouvre progressivement, doigt après doigt, est très délectable !

La deuxième pièce Sri Krishna Namah est semble-t-il la même que celle qu'avait déjà présentée Soazic Lelan l'an dernier. Le rythme y étant plus marqué, Meena Kanakabati y est plus à l'aise. Pour cette pièce, elle est passé d'un costume masculin au costume féminin qu'elle porte sur la photographie ci-dessus. Comme la première, cette pièce comporte beaucoup de mouvements stylisés extrêmement élégants (dont une séquence assez longue a étonnamment été interprétée dos au public), mais c'est surtout un éloge du dieu Krishna, celui qui a des yeux de lotus (cf. photo ci-dessus), qui est le fils de Vasudeva et qui a tué Kaṃsa.

S'il n'y avait eu les petits décalages dans la première pièce, à aucun moment je n'aurais pu soupçonner que l'interprète était sourde. J'espère avoir d'autres occasions de revoir cette interprète dans un programme complet. Elle organise un festival dans la région de Montpellier du 1er au 19 juin 2016, suivre ce lien pour plus de détails. Au cours de ce festival, elle créera le spectacle Citrāṅgadā, inspiré d'une pièce de Tagore (qui tirait lui-même son sujet du premier livre du Mahābhārata).

(Une interview de Meena Kanakabati sera mise en ligne prochainement sur le site Dansomanie.)

Karunakaran (kathakali)
Karunakaran (kathakali)

Mon expérience de spectateur est assez limitée en matière de kathakali. J'en ai vu à Kochi en 2006, puis l'an dernier à Chennai lors lors du festival Svanubhava à Kalakshetra. Les acteurs de kathakali suscitent évidemment mon admiration, mais il ne s'agit pas du style de danse classique indienne que j'apprécie le plus. Ayant lu un certain nombre de textes mythologiques de l'Inde, j'arrive souvent à apprécier la narration d'un épisode tiré des épopées ou des Puranas, y compris quand c'est la première fois que je le vois représenté sur scène et que cela n'a pas été annoncé lors de la présentation du spectacle (il m'arrive aussi parfois d'être complètement perdu !). Dans les styles très dansés comme le bharatanatyam, un épisode est parfois évoqué par un unique mot dans le texte chanté. Les interprètes se contentent souvent d'y faire référence en faisant un unique geste. J'apprécie davantage quand ces épisodes sont développés (voir par exemple les billets suivants à propos de bharatanatyam : Srithika Kasturi Rangan, Gayatri Sriram, Valérie Kanti Fernando, etc.). Le niveau de détail que l'on peut observer dans les représentations de kathakali est beaucoup plus poussé, ce qui peut poser d'autres difficultés. Quelques réticences me retiennent donc d'apprécier cet forme d'art autant que d'autres. Une difficulté est que la rareté de cet art est un frein à l'apprentissage approfondi des codes permettant de l'apprécier véritablement. En bref, je ne me sens pas prêt à faire le même effort que je ne l'ai fait avec le style bharatanatyam : la tâche me semble beaucoup plus ardue avec le kathakali. L'effort intellectuel que cela me demanderait serait sans doute disproportionné par rapport aux émotions que je pourrais en tirer ensuite lors de représentations de kathakali. En effet, s'il est vrai, qu'en apparence, l'acteur de kathakali est recouvert de la tête aux pieds de divers ornements (costume, maquillage, bijoux...) et s'il fait preuve de qualités exceptionnelles dans l'utilisation des moindres parties du visage dans l'art de l'expression, il n'est pas là pour faire beau ou pour séduire : il n'y a semble-t-il aucune volonté particulière de styliser ou esthétiser les mouvements pour les rendre plus agréables aux yeux des spectateurs (de ce point de vue-là, on est à l'extrême inverse du mohiniattam qui est aussi originaire du Kerala !). L'acteur de kathakali joue et exprime des émotions, mais il raconte aussi beaucoup (à un niveau de détails dans lequel on peut parfois s'égarer). Le risque est grand de se retrouver perdu dans un tunnel de perplexité, comme d'autres formes d'art peuvent en produire. Ainsi, les récits dans les opéras de Wagner pourraient paraître ennuyeux, mais ils sont sublimés par la musique (quand elle est bien jouée !). De grands efforts m'ont été nécessaires pour apprécier la musique de Wagner, le bharatanatyam ou la musique dhrupad, mais ces efforts ont été pour moi un moyen de déclencher un très grand plaisir de spectateur ; je ne vois pas comment à court ou moyen terme, je pourrais arriver à des résultats comparables avec le kathakali...

L'épisode représenté par Karunakaran est un des exploits du tout jeune Krishna qui fait face aux diverses épreuves qu'il doit accomplir avant de tuer le démon Kaṃsa : celui de la Délivrance de Pūtanā, qui est raconté notamment dans le dixième livre du Bhāgavata Purāṇa (dont je ne dispose que d'une mauvaise traduction anglaise). Il est raconté aussi dans le Harivaṃśa (où la démonique Pūtanā ne se transforme pas en une belle jeune femme, mais a l'apparence d'un oiseau, tandis que le tout jeune Krishna dort, abrité par un chariot) :

20. Et voici que la nourrice du Bhoja Kaṃsa, bien connue sous le nom de Pūtanā, se montra au parc à l'heure de minuit sous la forme d'un gros oiseau.
21. Elle se percha sur l'essieu du chariot en poussant sans arrêt de profonds rugissements de tigre, et en laissant couler un lait trop abondant.
22. Alors que tout le monde était endormi au parc, en pleine nuit, elle présenta à Kṛṣṇa son sein : Kṛṣṇa y téta, aspira en même temps ses souffles vitaux et se mit à crier. La démone ailée s'était effondrée sur le sol amputée d'un sein.
(Chapitre 50 de L'enfance de Krishna, André Couture, Presses de l'Université Laval, traduction du chapitre 5 du Viṣṇu Parva du Harivaṃśapurāṇam)

La performance obéit à certains codes du kathakali. Ainsi, le personnage de Pūtanā est initialement caché derrière un rideau avant d'apparaître.

L'ogresse Pūtanā s'est métamorphosée en une attrayante femme. Elle éprouve un émerveillement quand elle arrive au village où se trouve Krishna, qui n'est alors qu'un bébé. L'endroit est tellement magnifique que même le serpent Śeṣa serait incapable de le décrire. Elle admire aussi l'étincelant palais de sept étages qui s'y trouve (ce qui a de quoi étonner dans ce contexte pastoral). Les différents détails de la gestuelle et de la danse correspondant à cette situation étaient individuellement très clairs, mais sans la présentation qui avait été faite de la scène, j'aurais été incapable de donner un sens à ce que je voyais.

Après cette description, l'acteur incarne résolûment le personnage de Pūtanā et exprime son dilemme. Elle hésite entre l'amour maternel sincère qu'elle éprouve en voyant Krishna et la tentative de meurtre qu'elle s'apprête à commettre. Va-t'elle l'allaiter pour le nourrir ou pour l'empoisonner ? Du point de vue des conventions théâtrales, j'ai eu du mal à décider avec certitude si le personnage accomplissait véritablement les actions qui étaient montrées ou s'il s'agissait d'une projection imaginaire dans un futur qui serait conditionné à l'un ou l'autre des choix que ferait finalement Pūtanā. En effet, la scène dans laquelle elle tente d'empoisonner Krishna est rejouée, et cela ne se passe pas exactement comme prévu. Elle entre, referme la porte, prend ostensiblement le poison dans un pan de son sari et allaite Krishna. Elle se met à transpirer, se sent mal, ses membres sont engourdis. Elle ne peut plus lâcher Krishna. Pūtanā reprend son apparence démonique et est libérée alors que Vishnu lui apparaît.

Cette performance m'a semblée très intéressante, et ce d'autant plus que le fait que les styles kathakali et mohiniattam originaires du Kerala soient présentés au cours d'un même spectacle permettait d'en apprécier les points communs et les différences. Je ne me suis ennuyé à aucun moment et j'ai eu le sentiment que le public autour de moi était scotché par le jeu de Karunakaran.

Lila (mohiniattam)
Lila (mohiniattam)

Après l'entr'acte, est venu le tour de Lila d'interpréter une pièce dans le mohiniattam. La danseuse a remplacé Brigitte Chataignier qui s'était blessée. La pièce qu'elle a dansée est à la gloire de Shiva. Elle suggère l'émerveillement devant la danse de Shiva, qui tient le tambour Damaru (ou Dundubhi) dans la main. La chorégraphie m'a semblée quelque peu répétitive, le très lent mouvement de rotation du haut du corps associé au mouvement de la main tenant le tambour revenant un peu trop souvent à mon goût. Le regard de la danseuse me semblait manquer parfois d'une intensité qui lui aurait permis de maintenir davantage l'attention des spectateurs. L'interprète faisait parfois du lip sync avec le texte de la composition musicale, ce qui ne fait à ma connaissance pas partie du style. La prestation est toutefois d'assez bonne qualité, et c'est un vrai plaisir de pouvoir apprécier le caractère gracieux de ce style si rarement dansé à Paris. Parmi les thèmes en rapport avec Shiva qui sont évoqués dans la chorégraphie se trouvent notamment la rivière Ganga, les instruments de musique comme la vina, la flûte de Vishnu ou encore l'ektara du sage Narada (?), à moins qu'il ne s'agisse du tampura. Elle représente aussi les claps du cycle rythmique ou encore l'écriture (de façon générale à moins qu'il ne s'agisse de rendre hommage au compositeur de la pièce). La pièce a aussi comporté quelques passages de danse pure délicieusement lents. Parmi les particularités rythmiques, la pièce a comporté quelques séquences utilisant des subdivisions en trois (triolets) et vers la fin, je me suis étonné à reconnaître les cinq types de décomposition du temps, puisque les dernières séquences (parfois très brèves) m'ont semblé utiliser successivement et de façon très nette les nombres 4, 3, 5, 7 et 9.

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