Weblog de Joël Riou

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Anusha Cherer au Centre Mandapa

2018-12-02 07:22+0100 (Orsay) — Culture — Danse — Danses indiennes — Culture indienne

Centre Mandapa — 2018-11-29

Anusha Cherer, danse bharatanatyam

Pushpanjali (Adi Tala, Ragaa Arabhi), chorégraphie de Sivaselvi Sarkar

Krishna Kavuttuam (Adi Tala), chorégraphie de Lavanya Ananth

Varnam (Adi Tala, Raga Reethi Gowla, composition de Vadivelu), chorégraphie de Rama Vaidyanathan

Ashtapadi #12 “नाथ हरे (Mishra Chapu Tala, Raga Vasanthi), chorégraphie de Bragha Bessell

Tillana (Adi Talam, Raga Brindavani, composition de Dr. M. Balamuralikrishna)

J'avais déjà eu l'occasion de voir danser Anusha Cherer en 2015. J'avais alors été particulièrement impressionné par la musicalité de sa danse. Bien que centrées sur le thème de Shiva & Shakti, les pièces de ce récital avaient été extrêmement techniques. Son récital du 29 novembre 2018 au Centre Mandapa se rapproche davantage du format traditionnel du Margam et a permis d'apprécier plus en profondeur son travail.

Anusha Cherer est très certainement une des toutes meilleures danseuses de bharatanatyam en France. Certaines aspects que l'on peut apprécier dans ce style de danse étaient tous réunis au cours du récital : expressivité dans l'Abhinaya, musicalité dans les frappes de pied, araimandi (demi-plié), etc. Parfois, certaines maladresses ou très légères faiblesses pouvaient bien apparaître à un moment donné dans l'un ou l'autre de ces aspects, mais globalement, le récital m'a semblé très satisfaisant. Il est évident que la danseuse a beaucoup travaillé pour préparer un récital et donner le meilleur d'elle-même autant dans les aspects les plus athlétiques, virtuoses et rythmiques, que dans son Abhinaya.

À propos de la présentation des pièces, il est dommage que les noms des compositeurs et chorégraphes et les ragas n'aient pas été annoncés. (Merci à la danseuse de m'avoir communiqué ces informations, qui ont été ajoutées ci-dessus.)

Le Pushpanjali met en valeur la précision rythmique de la danseuse. La première phrase musicale répétée se finissant par un silence, les premières phrases chorégraphiques se terminent par une pose plutôt que par la ponctuation habituelle, ce qui est assez étonnant. La pièce se termine par un éloge du dieu Ganesh.

La deuxième pièce est un Krishna Kavuttuam dont l'orchestration me paraît quelque peu surchargée, surtout au début. En tant que Kavuttuam, cette pièce est étonnamment longue. Elle évoque plusieurs légendes autour de Krishna, principalement sous la forme de passages narratifs combinés à des pas techniques accompagnées d'onomatopées chantées. Celui qui a un visage de lotus et aime manger du beurre a soulevé le mont Govardhana, dompté le serpent Kaliya, vaincu Kamsa. La chorégraphie met aussi en scène la vision extraordinaire de Yashoda quand elle demanda à son fils adoptif d'ouvrir la bouche tandis qu'elle le soupçonnait d'avoir mangé de la terre.

La pièce centrale du récital est un Varnam en Adi Tala dédié à Padmanabha (Vishnu). Quand la danseuse se place au fond de la scène dans une position neutre avant que la pulsation entre dans la musique, elle semble déjà incarner l'héroïne, qui n'a que ses yeux pour exprimer la distance qui la sépare de Padmanabha. Pendant toutes les marches préparatoires aux trois tirmanams présents dans la première partie du Varnam, la danseuse est impressionnante de précision rythmique. Le premier Tirmanam (Tri-kala) est sur le motif “Ta di nutadimi ta di nutadimi ta nutadimi ta dimita kitataka” et comporte un passage en tishra-nadai. Quand la première ligne du Pallavi reprend (et plus tard pour chacune des lignes de la première moitié du Varnam), la danseuse exécute avec une extrême conviction une formule rythmique élaborée qui se finit étrangement non pas sur le cinquième temps ni sur le premier temps du cycle, mais semble-t-il quelque part entre le sixième et le septième temps, ce qui est très inhabituel, mais qui semblerait ici guidé par la présence en un endroit particulier du cycle d'un point d'appui dans le texte chanté. La musicalité de la danseuse était très agréable à entendre dans les Tattu Muttu exécutés de façon très gracieuse avec le haut du corps et avec des contrastes appropriés de nuances dans les frappes de pieds : il n'est pas nécessaire de regarder les pieds pour savoir si les frappes vont par groupes de 4 ou de 3, ce qui est loin d'être le cas avec toutes les danseuses. Les mêmes remarques s'appliquent très largement dans les phrases rythmiques composant les Tirmanams, à l'exception des phrases conclusives dans laquelle la danseuse semblait parfois plus en difficulté. En effet, dans ces formules élaborées, la dernière frappe (diditai) des tarikitatom ou ginatom adavus était systématiquement silencieuse et pas toujours exactement en place rythmiquement ; quand plusieurs de ces adavus se suivaient, la musique des tirmanams en était à mon avis altérée au point d'empêcher à l'euphorie créée par le début de la séquence d'atteindre son climax.

Pour la première ligne du Pallavi, la danseuse est rapidement passée à un Sanchari dans lequel l'héroïne compare Padmanabha à un arbre qui serait pour elle comme un pilier. Je ne sais pas si j'aurais compris la métaphore si elle n'avait pas été expliquée dans la présentation de la pièce. Néanmoins, la danseuse représente de façon très belle et extrêmement développée l'arbre des racines jusqu'aux feuilles les plus hautes. Après le deuxième tirmanam tout en Tishra-nadai, tous les sens de l'héroïne sont submergés par les sensations procurées par Padmanabha : le son de ses pas, son odeur de pâte de santal, le goût de sa bouche. Si chacuns de ces trois sens est traité successivement de façon fort élégante, je trouve dommage que la présence de Padmanabha reste pour ainsi dire implicite. S'agit-il effectivement de Lui dont véritablement l'héroïne entend les pas, sent le parfum ou embrasse la bouche ? Ou bien de façon plus sage, s'agit-il de sensations de sa vie ordinaire qui lui rappellent Sa présence ? Dans l'Anupallavi, le dieu de l'Amour atteint l'héroïne de ses traits floraux. Ardente, elle est submergée par son feu intérieur.

La deuxième partie du Varnam commence par un Tirmanam extrêmement rapide et brillamment exécuté. Les Arudis et Tattu Muttu seront exécutés avec encore plus de conviction que dans la première partie ! La danseuse sera parfois en avance au démarrage de certaines séquences techniques (Swaram), mais c'est sans importance par rapport à la joie que procure l'ensemble de cette deuxième partie. L'héroïne voudrait être l'épouse de Padmanabha (celui dont un lotus émerge du nombril). Sans Vishnu, elle se sent comme un poisson dépérissant dans une mer asséché.

Le programme se poursuit ensuite avec une pièce de pur Abhinaya, le douzième Ashtapadi “नाथ हरे”, qui a été magnifiquement bien interprété. En relisant le poème de Jayadeva, je suis encore davantage critique sur la façon dont la pièce a été présentée. Je pense que dans la présentation des pièces de bharatanatyam, il faudrait faire une distinction claire entre ce que dit le texte qui est chanté et ce qui relève de l'imagination du chorégraphe. Il n'est peut-être pas indispensable de traduire toutes les lignes du texte, au moins celles qui donneront lieu aux plus grands développements. Par ailleurs, pour guider les spectateurs, pour ce qui n'est pas évident à discerner, on peut indiquer comment tel ou tel thème sera traité. Sinon, à mon avis, confondre le texte et son interprétation, c'est tuer la poésie. Par exemple, alors qu'elle trébuche dans la forêt, elle croit que c'est Krishna qui lui attrape la jambe, alors que ce n'était qu'une liane. C'est plus ou moins ainsi qu'a été présentée la deuxième strophe et le refrain “Râdhâ courant vers Toi, en hâte et désespoir, trébuche en ces taillis, titube et tombe. / Hari, Seigneur, vois donc comme elle souffre en sa retraite !” (traduction de Jean Varenne). Peut-être aurais-je apprécié encore davantage l'interprétation dansée si seulement la version poétique du texte avait été présentée ? De même, il n'était peut-être pas nécessaire de présenter d'autres éléments un peu triviaux de la chorégraphie (comme Râdhâ soulevant les jupes de ses amies pour voir si Krishna s'y trouve). Le seul regret que j'ai par rapport à la danse en elle-même est que la pulsation délicieusement irrégulière du cycle rythmique Mishra Chapu a été complètement absente de la danse. La musicalité a aussi son importance dans les pièces de pur Abhinaya : les pas n'ont pas vocation a être fixés à l'avance, mais c'est toujours mieux quand les pas, regards et accents dans la gestuelle s'accordent parfaitement avec la musique. Il est vrai que très peu d'interprètes en sont capables, même en Inde, mais c'est un plaisir de spectateur assez indiscriptible quand c'est le cas.

Ce très beau récital s'est conclu par un joyeux Tillana dédié à Krishna.

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