Weblog de Joël Riou

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Gayatri Sriram au Musée Guimet

2014-03-27 10:42+0100 (Orsay) — Culture — Musique — Danse — Danses indiennes

Auditorium du Musée Guimet — 2014-03-14

Gayatri Sriram, danse bharatanatyam

Minal Prabhu, nattuvangam

Balasubramanya Sharma, chant

G. Gurumurthy, mridangam

Jayaram Kikkeri, flûte

Prasanna, ganjira, percussions

Murugan Krishnan, lumières

Isabelle Anna, voix off

Surya Kautwam

Ardhanarishwara

Varnam

Ashtapadi

Tillana

Mira Bhajan

Le vendredi 14 mars, j'ai renoncé à aller écouter les Gurre-Lieder de Schönberg joués à la Salle Pleyel par un effectif pléthorique de musiciens pour me diriger vers le Musée Guimet où allait se tenir le récital de bharatanatyam de Gayatri Sriram dont j'avais pu apprécier les qualités dans la danse narrative au NCPA de Mumbai en juillet 2011. Je ne l'ai pas regretté !

(Full disclosure: La danseuse m'ayant contacté quelques semaines avant le récital pour me suggérer de venir, je lui avais demandé de m'indiquer les thèmes qui seraient évoqués dans les différentes pièces de ce programme. La danseuse m'ayant fait une réponse très détaillée, j'ai pu assister à ce programme dans de meilleures conditions que d'ordinaire ; habituellement, je ne découvre les pièces qu'au fur et à mesure qu'elles sont exécutées par les danseuses et je n'arrive pas toujours à bien déchiffrer la pantomime...)

Le programme est intitulé Mukti Marga ; il s'agit d'un ensemble de pièces explorant le thème de l'adoration de la divinité. La première pièce est un Surya Kautwam, un type de pièces dans lequel le rythme domine la musique dont le tempo est plutôt rapide. Cette pièce évoquant le Soleil (Surya) comporte des passages de danse pure exécutés à des vitesses variables. J'apprécie d'y reconnaître quelques enchaînements (adavus) que j'ai appris et je me délecte de voir la danseuse présenter des figures géométriques non seulement dans sa gestuelle, mais aussi dans son placement et par les quarts de tour qu'elle effectue sur elle-même. Dans cette pièce, les différentes heures du jour sont associées aux différents dieux de la Trinité hindoue. Si je n'ai pas reconnu Vishnu, il m'a bien semblé reconnaître Brahma et Shiva (dont était représenté le Lingam). L'image la plus marquante était celle de Surya représenté comme cocher d'un attelage de sept chevaux.

La pièce suivante Ardhanarishwara m'a paru particulièrement réussie. La danseuse évoque Shiva avec la moitié droite de son corps et son épouse Parvati avec sa moitié gauche. J'ai particulièrement apprécié le cycle rythmique utilisé dans cette pièce, Rupaka Tala. Ce cycle à trois temps était interprété de façon délicieusement lente, ce qui sied bien à une pièce comme Ardhanarishwara dans laquelle la danseuse se métamorphose continûment de Shiva à Parvati et réciproquement. L'alternance entre la voix du chanteur et les onomatopées rythmiques peuvent se jouer à diverses échelles dans le cadre d'un récital de bharatanatyam : à l'échelle du récital dans son ensemble par l'alternance entre pièces narratives et pièces de danses pure, à l'échelle d'une pièce par l'alternance entre passages narratifs et passages de danse pure. Cette alternance a pris dans cet Ardhanarishwara une forme qui m'a semblé inédite : vers la fin de la pièce, cette alternance pouvait s'entendre à l'échelle du cycle rythmique, deux des trois temps étant utilisés par le chanteur solfiant des notes tandis que le dernier temps l'était par les onomatopées rythmiques (à moins que ce ne soit le contraire).

Le Varnam, pièce principale du récital, est dédié à Krishna. Il est composé d'une alternance entre passages narratifs et passages de danse pure (jatis). Le premier de ces jatis m'a semblé particulièrement original dans la mesure où malgré la dominante rythmique et le tempo plutôt rapide de la musique, la danse était narrative : elle évoquait l'enfance de Krishna. Ce procédé est assez rare, je ne me souviens distinctement avoir vu que deux danseuses l'utiliser : Shantala Shivalingappa (kuchipudi) et Rukmini Vijayakumar. Les jatis qui suivront seront moins originaux dans leur forme que celui-ci, mais certains détails distinctifs me plairont particulièrement. Par exemple, dans l'un d'entre eux, j'apprécierai la façon de la guru Minal Prabhu d'utiliser un tempo très variable au cours des cycles rythmiques (Adi Tala) et dans un autre j'apprécierai le caractère étonnamment mélodique de la musique.

Je n'ai pas saisi absolument tous les aspects narratifs de ce très riche Varnam. Les premiers chapitres de cette pièce racontent l'enfance de Krishna et la séduction qu'il exerce sur les bouvières (gopis). Il danse avec elles après les avoir attirées avec sa flûte. La danseuse utilise ses capacités d'expression pour évoquer les sentiments éprouvés par une de ces femmes : alors qu'elle est séparée de la divinité avec laquelle elle cherche à s'unir, elle se désole et ne parvient même plus à manger. Certains exploits du jeune Krishna sont évoqués. Sauf erreur de ma part, on le voit tuer le démon Kamsa, soulever le mont Govardhana sur son petit doigt ou encore danser sur le serpent Kaliya. Cependant, le passage qui m'a fait la plus forte impression est celui qui raconte très en détail la naissance de Krishna. Celui-ci a été adopté par Yashoda qui est souvent mise en scène dans les chorégraphies de bharatanatyam, mais ce Varnam représente ses parents biologiques Vasudeva et Devaki. Le démonique roi Kamsa avait été frappé d'une malédiction : le huitième enfant de Vasudeva et Devaki le tuerait. À la naissance de Krishna, Vasudeva s'en va secrètement échanger Krishna avec la fille à laquelle Yashoda vient de donner naissance. En illustrant délicieusement l'amour filial, la danseuse représente le trajet de Vasudeva. Partant de sa demeure, il porte le bébé Krishna sur sa tête et se dirige vers la campagne où il vient déposer Krishna dans son nouveau berceau.

La fin du Varnam représente Krishna tel qu'il se manifeste dans le Mahabharata. La scène du jeu de dés dans laquelle il vient au secours de Draupadi est représentée très brièvement, ce qui m'a quelque peu frustré, temporairement... Je n'ai pas très bien compris sur le moment les dernières minutes du Varnam qui illustraient la Bhagavad-Gita, ce dialogue entre Arjuna et Krishna dans lequel Krishna parvient à convraincre à Arjuna de prendre les armes. À un moment, Arjuna demande à Krishna de se montrer dans sa forme universelle. Je présume que cela devait être le sens du passage le plus impressionnant (et assez indescriptible !) de ce Varnam, lequel se conclut par la majestueuse mise en mouvement du char d'Arjuna dont Krishna est le cocher (une des images classiques associées au Mahabharata dans l'iconographie hindoue). J'aurais aimé apprécier davantage ce passage, mais j'étais perturbé par la musique. À force de voir et d'entendre des Varnam, il me semble distinguer une règle générale énonçant que les dernières minutes de musique se doivent d'être joyeuses. Ce Varnam n'échappait pas à cette règle et je trouvais cela curieux dans le contexte de la Bhagavad-Gita qui est certes une révélation spirituelle mais aussi une harangue belliqueuse. Ainsi, quand une musique joyeuse accompagnait les mouvements d'un archer, je me suis réellement demandé s'il s'agissait d'Arjuna ou bien du dieu de l'Amour (Kama, qui lance des flèches florales), et ce d'autant plus qu'avant le début du Varnam la voix off avait comparé Krishna à Kama — je ne tiendrai pas rigueur à Isabelle Anna d'avoir ainsi contribué à ma confusion puisqu'il y a quelques mois une autre de ses très pertinentes interventions m'avait fait permis d'apprécier une magnifique scène d'un récital de Janaki Rangarajan que je n'aurais pas comprise sans cette explication préalable...

Il convient de signaler que pendant ce récital, l'orchestre incluait un musicien qui utilisait des percussions électroniques (et d'autres instruments, y compris le morsing, la guimbarde indienne). J'avoue avoir une certaine méfiance pour cette pratique, puisque j'estime que le mridangam et les instruments mélodiques (violon, flûte, vînâ, etc.) offrent déjà une large palette d'effets spéciaux pour accentuer certains moments dramatiques. En utilisant des effets électroniques ou des bruitages, le risque est à mon avis grand de polluer l'atmosphère pour virer au kitsch ridicule, ce que j'ai eu l'occasion de subir lors d'un récital du danseur Zakir Hussain. Heureusement, lors du récital de Gayatri Sriram, cet accompagnement a été sobre et de bon goût.

Le récital s'est poursuivi avec deux Ashtapadi extraits du Gita-Govinda. Il s'agissait des deux derniers de ces Ashtapadi (ou cantilènes), les vingt-trois- et vingt-quatrièmes cantilènes qui se trouvent dans le douzième (et dernier) chant de ce texte poétique de Jayadeva (dont j'ai particulièrement apprécié la traduction de Jean Varenne ; les extraits ci-dessous viennent de la traduction de Gaston Courtillier que j'ai sous la main). Ils exaltent l'amour entre Radha et Krishna. Dans ce type de pièce, la musique est extrêmement mélodique et la danseuse passe l'essentiel du temps assise dans une attitude lascive en exprimant par le regard et des gestes les sentiments des personnages. Dans le 23e Ashtapadi, Krishna invite Radha : Un temps, à présent, suis Nārāyaṇa, suis-moi, qui t'aie suivie, ma petite Rādhā.. Celle-ci n'a pas fait que le rejoindre quand on arrive au 24e Ashtapadi où Radha lui répond en lui demandant d'arranger ses divers ornements : “Mortification des essaims d'abeilles, le fard effacé par le baiser de tes lèvres, avive-le sur les yeux bien-aimés, qui décochent les flèches d'Amour.” Elle dit, et le fils de Yadu folâtrait, joie du cœur. Il est difficile de résumer l'impression visuelle faite par ces deux pièces, tant la tentation fut grande de se laisser emporter dans le flux continu de la danse. Je retiens cependant l'application de Krishna pour parer Radha à son réveil et lui jeter des fleurs.

Le récital admet une première fin avec un Tillana particulièrement technique. Je dois avouer l'avoir davantage écouté que regardé : j'étais très perturbé par le cycle rythmique particulièrement compliqué sur lequel il était composé... Cela fait un certain temps que j'arrive à clapper Adi Tala ou Rupaka Tala, mais d'autres types de cycles sont parfois utilisés et certains n'ont pas de petits noms, comme Adi Tala, qui est un diminutif de Chatusra-nadai Chatusra-jati Triputa Tala, qui signifie que ce cycle à huit temps (subdivisés en quatre) se clappe comme ceci ×‒‒‒×o×o (clap-rien-rien-rien-clap-ondulation-clap-ondulation), ondulation correspondant à un mouvement de rotation de la main vers le côté et rien indiquant des temps pendant lesquels on compte avec les doigts pour s'y retrouver. Je n'ai pas retenu le détail du nom technique du Tala utilisé pendant ce Tillana, mais cela ressemblait à un gigantesque nom à rallonge. J'ai eu l'impression que c'était un cycle à neuf temps (j'ai griffonné ×‒‒‒‒×o×o sur mon carnet), mais singulièrement plus compliqué qu'Adi Tala parce que les cinq premiers temps n'étaient semble-t-il pas subdivisés de la même manière que les quatre derniers. Que l'on puisse danser sur un tel rythme, cela semble relever du prodige...

Après une brève salutation traditionnelle, le public a beaucoup applaudi la danseuse qui est revenu danser sur un Mira Bhajan. Du fait des échanges que j'avais eus avec la danseuse, je savais qu'une pièce de ce nom figurait au programme, mais j'ignorais le thème précis. Bien sûr, le nom Mira Bhajan renvoie à la poétesse du XVIe siècle Mirabaï (qui est le personnage principal du roman La Princesse mendiante). Un temple a même été érigé en l'honneur de cette dévôte de Krishna à Chittorgarh (un endroit que j'ai beaucoup apprécié).

Photo 1212
Sortie du temple de Mirabai, Chittorgarh

Le thème général du poème était bien entendu Krishna, mais quand la pièce a commencé j'ignorais complètement quel aspect de cette divinité serait mis en valeur, et puis l'incroyable est arrivé : je reconnais Yudhishthira, l'aîné des Pandavas dans le Mahabharata, en train de perdre au jeu de dés contre Shakuni. Il perd sa couronne, se perd lui-même, puis son épouse Draupadi, laquelle est forcée, alors qu'elle a ses règles, tremblante comme un bananier dans la tempête, de rejoindre les hommes dans la salle où se tient la partie de dés. Dushasana la tire par les cheveux. Plus loin, Duryodhana se découvrira obscènement la cuisse en la regardant. Entretemps, après un débat sollicité par Draupadi pour savoir si Yudhishthira avait le droit de faire de Draupadi l'enjeu d'un pari après s'être perdu lui-même, Dushasana tente d'humilier davantage Draupadi en tirant sur son sari. Celle-ci ayant adressé une prière à Krishna, son sari se rallonge miraculeusement au fur et à mesure que Dushasana tire dessus. Cette scène est sans doute une des plus bouleversantes de l'épopée indienne... Si j'avais été un peu frustré par l'évocation très brève de cette scène dans le Varnam, j'ai été émerveillé par la forme développée qu'elle a prise dans cette dernière pièce. Le moment le plus extraordinaire de cette pièce a été celui pendant lequel la danseuse a représenté presque simultanément trois personnages : Draupadi, Dushasana tirant sur son sari et Krishna faisant apparaître d'un geste ondulatoire de nouvelles longueurs de tissu tout en arborant un visage d'une sereine tranquilité. C'était véritablement magnifique !

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